## Jeudi

Rue Traversière

  • Des dizaines, des centaines d'enfants, en rangs par deux ou trois, qui se tiennent par la main. Deux colonnes qui se rejoignent à hauteur du Laboratoire sans s'arrêter et prennent la rue Traversière. Ils parlent, ils pépient, ils sont enchantés. Ils nous enchantent. En CP. De petites flûtes insouciantes.

- Ils vont du 15/20 à une cérémonie du 15/20, m'explique une grande brune qui les accompagne.

Je n'y comprends rien mais elle est déjà partie, emportée par le flux enfantin.

La Poste

  • Un bref instant, la grosse dame me regarde. Suis-je un client ou un malfrat ? Vais-je lui demander des choses faciles ou pas ? Je me dirige vers le distributeur. Je ne lui parle pas, elle ne me parle pas. C'est le temps de la raréfaction de la parole.

Rue Traversière

  • Les rues semblent vides sans tous ces enfants qui ont disparu. Où ? Il faudrait faire un spot publicitaire pour les grandes causes.

Des dizaines, des centaines d'enfants, en rangs par deux ou trois, qui se tiennent par la main. Et ils marchent, ils marchent. Ils parlent, ils pépient, ils sont enchantés. Ils nous enchantent. De petites flûtes insouciantes. Nous nous rapprochons de la tête du défilé, et nous voyons qu'elle disparaît au fur et à mesure sans un cri, en continuant à papoter, dans le vide. Et l'abyme dévore, dévore, les enfants jusqu'au dernier. Slogan de fin du monde.

Ce que vous ne faites par pour eux aujourd'hui, vous n'aurez plus le temps de le faire demain.

Chez Nicolas

  • La boutique est éteinte, ah zut ! J'étais allé chercher de l'argent à la Poste, cette Poste-là, sinon cela aurait pu attendre, spécialement pour lui. Hier, il me manquait 0,20 euros pour une bouteille de spumante à 8,95. On aurait dit que je lui arrachais le coeur.

- Vous comprenez, s'il manque vingt centimes à ma caisse, c'est retranché directement sur mon salaire.

Je lui dis qu'il n'a pas à s'en faire, que je ne vais pas me brouiller avec un voisin pour vingt centimes. Il me regarde, les mots lui manquent, supplication muette.

Ne partez pas, monsieur... Ne partez pas avec ma bouteille... Cherchez bien... Dans toutes vos poches... Non ?

J'aurais pu lui donner ma carte bleu mais bon quand même pour vingt centimes...

On voit bien que ce ne sont pas les vôtres !

Je ne peux pas revenir aujourd'hui. Je lui laisse un mot.

Je repasserai dans les prochains jours.

C'est peut-être un obsessionnel. Cela va le tracasser. De plus en plus. Il va ne plus penser qu'à cela. Il ne va plus manger.

- Qu'est-ce que tu as mon chéri ?
- Rien... Rien...
- C'est ce client ?

Pas de réponse. Blanc. Comme le petit papier que je glisse sous la porte de la boutique éteinte.

Métro

  • Une jeune Américaine, disons 15 ans, qui se prépare, non sans souffrir, à être rondelette comme sa mère à ses côtés. Déjà, de profil, son visage semble gagné par la graisse. Elle se tient droite. Son profil lui a échappé en quelque sorte.

Cabinet Kiné

  • Je suis content de la revoir. Elle aussi. On parle, on parle. Elle m'offre un chocolat en partant.

Truck Food

  • Ah, je respire, ouf, je suis content, enfin, ça fait du bien, je bois ses paroles, oh, ah, mon Dieu, quel bonheur, c'est pas vrai, mais si, un Paki qui parle français, et bien ! C'est le premier que je rencontre à Paris. Le-pre-mier !!

Boulangerie Mamiche

  • Une longue queue de diabétiques (actuels ou bientôt) déborde de la boutique, de quatre à cinq mètres. C'est la file des addict aux succulentes sucreries de ce spécialiste de la farine et du sucre.

Bibliothèque Parmentier

  • La femme qui range les livres, une blonde fâcheuse, me répond en aboyant quand je lui demande où sont les Lucky Luke.
  • La camionneuse annonce la fin en tonitruant. Sa voix écrase tous les petits bruits comme un hélicoptère.
  • Un homme me fait peur en chuchotant qu'Il faut partir, monsieur.

Mairie XIè

  • Il a peut-être deux ou trois centimètres de plus que moi mais j'ai l'impression qu'il en a trente. C'est un policier municipal. Pourtant sympathique, athlétique et souriant, il ne m'inspire confiance qu'à moitié, il a un revolver, il pourrait devenir soudain fou, le tirer et tirer.

- Ah, les voeux du maire, c'est pas ici, monsieur. C'est à la salle Olympe de Gouge. Vous connaissez ?

- Non.

- Alors, c'est au 15, rue Merlin. Vous prenez là, à gauche, vous remontez, et à 200 mètres, vous avez la rue de la Roquette, juste après le square. Vous voyez le square ?

- Oui.

Ne pas trop en dire mais laisser un bon souvenir en ajoutant :

- Alors, Bonne Année à vous.

- Merci ! A vous aussi !

Pour une fois, cette formule passe-partout sert à quelque chose, peu de chances qu'il me tire dessus après cela.

Rue de La Roquette

  • 200 mètres ! Pour les policiers municipaux au pas athlétique, sans doute. 200 ? 400 ? 600 oui. Si ce n'était pas aussi loin, je retournerais le lui dire !

Salle Olympe de Gouges

  • Olympe habite en enfer au milieu d'un parc désert. Seul un vieux couple avance lentement, très lentement. Pour eux, la mairie doit être à 6 kilomètres. Quand ils y arriveront le gentil policier sera parti. Ah ! j'ai oublié de lui demander son prénom.

- On n'a jamais vu ça, un type qui demande son prénom à un policier.

- On n'a jamais vu ça, on n'a jamais vu ça ! Et alors ? Comme ça vous l'aurez vu ! Bon sang ! Non mais c'est vrai quoi. On court toute la sainte journée après ce qui est nouveau, ah nouveau, oh nouveau, et à côté de cela, il faudrait que rien ne change.

Olympe est en enfer. On descend, on n'arrête pas de descendre. Premières personnes à l'accueil, avec des listes par nom.

- Pas la peine, entrez tout de suite.

Encore un couloir. Puis encore une pièce assez grande où l'on s'agite. Puis un immense gymnase, immense. De quoi faire des compétitions de char à voile, bruit mélodieux de la mer, cris des mouettes, et le vent, le vent... Mais sur la scène, une centaine de personnes entourent l'élu des dieux, vox populi, vox dei. Le maire est un homme encore jeune, à la voix ferme et bien posée.

Je l'écoute environ dix minutes.

Je m'en vais.