- Alors cela vous fait… 26 semaines de retard pour 10 ouvrages donc… c’est facile : 260 € d’amende. J’espère que vous avez pris votre carnet de chèques ?

- Excusez-moi. Mademoiselle ? Mademoiselle… J’étais en voyage. Je suis sincèrement désolé. J’ai entendu tous vos messages hier, ceux que vous avez laissés sur mon répondeur. Je suis confus, je vous assure. Si j’avais su… Mais j’ai une excuse…

- 26 semaines ! Il ne peut pas y avoir d’excuse ! J’applique simplement le règlement de la bibliothèque. Convenez que ce n’est pas respectueux pour les autres lecteurs. Si tout le monde faisait comme vous ! Des lectrices ont peut-être eu besoin de certains ouvrages que vous déteniez. Je dis « peut-être » mais je le sais. Barthes, par exemple, Fragments d’un discours amoureux, on l’a demandé cinq fois ce mois-ci! Et vous osez dire que vous étiez en voyage ! Pardon mais vous êtes gonflé quand même. 10 ouvrages de littérature et de philosophie, c’est… de la séquestration ! J’espère que vous avez pris votre carnet de chèques ?

- Vous êtes si charmante quand vous vous emportez ! Le rose là sur vos joues, cela vous donne un air de Fragonard. « Les hasards heureux de l’escarpolette ». Vous connaissez ce tableau j’imagine? Le rose rebondit sur l’étoffe de la robe qui se soulève délicatement… Vous avez entièrement raison. Je suis tout à fait fautif. Mea Culpa ! Mais vous faites fausse route si je puis me permettre. Je n’ai pas abandonné ces 10 livres à Paris pendant que je partais admirer la grande bleue à Capri… Non, je me suis enfermé dans ma chambre, j’ai besoin de m’isoler pour écrire. Mon voyage est intérieur. Je pars en écriture. Vous ne pouvez que comprendre cela Claire. Ces 10 livres sont mon viatique, j’ouvre le matin des paysages qui dessinent la pente que je vais prendre.

- Je ne m’appelle pas Claire monsieur. Je ne sais pas quelles salades vous voulez me servir mais je tiens à vous dire que tout ce que vous me débitez ne m’intéresse pas le moins du monde. Et d’ailleurs, si vous continuez ainsi, je me verrai dans l’obligation d’appeler le responsable.

- Savez-vous pourquoi on emprunte des livres ? Pour lire, pour écrire, ou pour d’autres raisons encore… Voilà pourquoi vous êtes Claire sur son escarpolette, lançant malicieusement son soulier en l’air tandis qu’elle découvre une jambe fine, de sa cheville à son genou. Si vous étiez un film, vous seriez Le genou de Claire, hautaine et charmante, sûre de vous et insolente.

- Ne vous faites pas d’illusions, vous n’aurez pas d’autre solution que de payer les 260 euros. Mais je tiens cependant à vous informer que vous auriez pu prolonger le prêt – ça se fait de manière informatique, sans même vous déplacer. Mais aujourd’hui, je ne peux plus vraiment rien faire pour vous. Je suis désolée… C’est informatisé, vous êtes fiché. Si vous ne payez pas, vous serez condamné. Vous risquez la prison, vous le savez ? Ce serait dommage quand même…

- Merci de vous soucier ainsi de moi Claire. Ne vous en faites pas, bien sûr que je vais vous payer. 260 euros, ce n’est pas si cher après tout pour la scène finale que vous offrez à mon roman. Mon carnet de chèque… Mince. Où est mon carnet de chèque ?

© Rafaëlle Jolivet,
9 septembre 2020