Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, sans oublier les enfants, bonjour !

Je vous parle du rayon cuisine près des casseroles avec mon mégaphone, une excellente protection contre la Corona entre parenthèses. Je vous invite à venir me rejoindre. J’ai un tas de choses utiles, oui très utiles à vous dire. Il est capital que vous m’entendiez. Vous avez bien entendu : CAPITAL.

Mon ami le directeur de ce super marché Monsieur Angelopoulos m’a autorisé à tenir ce… cette disons, cette petite conférence qui n’en n’est pas une d’ailleurs. Disons cette allocution improvisée. Je vous invite à venir me rejoindre. Je pourrais vous vendre quelque chose d’évidemment extraordinaire et surtout de parfaitement inutile ; je pourrais vous promettre de vous donner un tas de choses elles aussi totalement inutiles ; je pourrais vous faire une pub détournée pour une marque connue et inutile. Ce n’est pas le cas. Pas du tout. Si c’est le cas traitez-moi de menteur. Injuriez- moi, même  ! Battez –moi ! Je l’ai promis à Angelopoulos. Rien à vendre, rien à donner. Ou plutôt tout à donner mais rien, rrrien, rrrrien de matériel ! Que des sentiments, de beaux sentiments, des émotions, de belles émotions , de la beauté, de la belle beauté, j’espère, de l’espoir j’espère, des perspectives j’espère, des ouvertures j’espère. De belles ouvertures sur l’ailleurs. Sur le rêve j’espère ! Venez m’écouter. Simplement écoutez un homme simple, tout simple, basique, un homme quoi ! Un homme de la rue. Un quelconque… c’est moi. Alors cet homme banal un jour se décide. Il prend son tabouret et son mégaphone, se dirige vers le super marché ami du coin de sa rue, pour rende la parole, dire ce qu’il a sur le cœur. Vous parlez à vous, ceux qu’il ne voit même pas quand il vient faire ses achats. Mais cette fois il veut les voir vraiment, leur parler vraiment. De cœur à cœur. Voilà le programme simple et révolutionnaire. Non ?

Qui se parle ici ? Qu’est-ce qui s’échange ici ? Sinon de la monnaie et des « Bonne journée ! » automatiques. Lâchez vos légumes et vos conserves, vos patates et vos produits laitiers. Venez, accourez vers moi. Je suis près des casseroles.

J’aime bien ce voisinage. Car c’est ce que je veux… couper les fils des casseroles que chacun traîne derrière lui… peut-être… même pas. En vérité… en vérité, je ne prétends à rien ! Aucune cause. “Ne vends rien, ne défends rien“, c’est mon credo. Ma voix simplement vous titille, laissez-vous faire. Je vous jure qu’il n’y a aucune embrouille, aucune manipulation. Je ne sers personne. Désire simplement vous parler. Un petit moment à partager. Dans ce super marché, cette oasis de douceur et d’échanges. Voilà le programme. Je vous attends. Venez. Venez, accourez… je vous attends.

Ah ! j’en vois déjà qui arrive. Bonjour Madame, bonjour mon garçon. Ça te fait mal aux oreilles le mégaphone ? (Il baisse le ton.) Je baisse le son. Voilà. Bonjour Messieurs. Belle journée ! Non je vous l’ai dit, je n’ai rien à vendre, rien à donner… attendez, ne partez pas... pas tout de suite. Attendez. Une petite pause. Un petit écart, ça vous irait ? Un petit écart de rien du tout dans la vie quotidienne, non ? Ça pourrait, non ? ça pourrait être bien, le petit écart. Une petite aventure quoi ! Approchez mesdemoiselles, mesdames, messieurs, sans oublier les enfants…

En premier, nous allons tous les remercier. Tous qui ? Qui ? Qui ? Mais voyons, vous savez bien. Ils étaient là et ils sont toujours là. Dans la période de confinement, ils n’ont pas capitulé. Courageusement, ils ont continué masqués, gantés, hydro alcoolisés, à nous servir. Les caissières, les livreurs, les débardeurs… pardon les fournisseurs, et aussi les rangeurs de rayons, les approvisionneurs de tout le nécessaire, les camionneurs aussi… tous de vrais cascadeurs, prenant tous les risques ... pour nous ! Et aussi les techniciens de surface comme on dit… pour nous. Les nettoyeurs en tout genre, pour nous. Les arrangeurs aussi  ! Bien là… oui bien là, se coltinant la sale besogne ! Plus gentils que d’habitude. Vous avez remarqué ça ? Pas vrai Madame. Plus gentils, non ? Vous ne trouvez pas, Monsieur ? Plus présents. Si, si. Comme nous le sommes d’ailleurs, plus présents... ici, nous aussi. On les applaudit. Pourquoi, on ne les applaudirait pas, eux aussi ? On applaudit tout ce beau monde qui nous a servi. Bravo, bravo au personnel de ce super marché. Et on va les applaudir à l’Espagnole ! À savoir des paumes chauffées à blanc, des doigts souples agités joyeusement qui se multiplient par dix, pour devenir des éventails avant de faire leur entrée en scène. Elles peuvent alors, les mains, à la fois détendues et fermes, bien à plat, se frapper l’une contre l’autre, et donner leur maximum d’efficacité, en bruit s’entend, non pas en uppercut. Qu’elles se fassent entendre, Bon Dieu, ces deux mains ! Mais pas que ! Que sec, plein, rond, rythmé, musical… soit leur bruit ! Que les applaudissements montent en bulles dans le ciel, qu’ils en rejoignent d’autres et d’autres et encore d’autres, que la belle rumeur produite ouvre toutes les fenêtres, fasse danser les immeubles, frapper du pied les réverbères, déhancher les murs, sauter les toits, chanter les cheminées. Exploser le super marché. Flamenco le bruit !

Bravo aussi à Monsieur Angelopoulos, le directeur, qui a montré dans cette période critique un sens incroyable des responsabilités, et qui a été si attentif à ses employés et à leur santé. Pas une victime du Corona dans ce super marché. Bravo. Bravo. Rassurez-vous, je ne fais la publicité de personne. Je parle avec mon cœur. Quand c’est bien, c’est bien. Il faut le dire, le crier, même. Allez-y tous. Ensemble. Un, deux trois : C’est bien… C’est bien, c’est bien, c’est bien… il est bien ce « c’est bien », non ? Non, non, non. Arrêtez ! Pas bien ! Une variation. Il nous faut une variation… quelque chose de plus sonore, de plus… de plus envoloppant, dérapant… plus rythmique. Il nous faut… Du rythme. Une variation alléchante, trébuchante, allégoriquement soufflante. Plus adaptée à la situation quoi, cette variation ! Adaptée à l’exceptionnelle de la situation. Attention. Un deux, trois : BIEN C’EST, BIEN C’EST, BIEN C’EST… Nous voilà bien bien lancés, bien bien en voix, bien bien en mouvement. Rien, rien, (il se met à chanter) rien de rien, rien, je ne regrette rien… Rien ne nous arrêtera… Pas vrai, pas vrai ? Partez, restez, que m’importe ! L’important est… l’important, c’est que nos paroles criées s’inscrivent dans… dans les casseroles, qu’elles les fassent exploser, que ces casseroles qu’on traîne derrière nous depuis tant d’années, deviennent de plus en plus petites, se perdent, disparaissent, que nos paroles proférées à l’envi, en rythme, oui en rythme… viennent percuter les murs de nos habitudes, qu’elles sculptent ces murs de pierre en autant de statues de liberté et d’invention. À bas les casseroles, à bas les conserves, à bas les légumes. Non, non, non nous ne sommes pas des légumes ! Pas vrai ? Mais des êtres de sang et de chair. (Il chante ) Sixteen tones… Yeah ! Que le super marché porté par nos voix, par nos désirs, monte droit dans le ciel pour se diluer dans un nuage. Regardez. Tout à l’heure, nous sortirons pour le voir, notre supermarché, volant dans les airs avec Monsieur Angelopoulos le chevauchant et voulant lui rendre son âme, lui faire rendre son âme, le saignant à blanc, son super marché. Bravo maître Angelopoulos ! Il liquidera les rayonnages, les caddies, les caisses. On va tout liquider ici. Tout. Et même le liquide sera liquidé, je vous le dis, je vous le prédis. C’est dit et proclamé. Voilà !

Cette société anonyme est à vomir. Oui, vomissons de concert l’anonymat de nos vies, cette impitoyable poursuite du profit. Cet entassement nauséabond de nos envies téléguidées. À bas la marque ! À bas !! Vous partez ? Pourquoi partez-vous ? Ne partez pas… vous n’allez pas retourner dans les allées lugubres de la consommation ?! dans les eaux glacés du calcul égoïste ?!! comme le dit magnifiquement le compère Marx. Restez avec moi, ne ratez pas le clou de la soirée… Vous le regretteriez toute votre vie… Pour vous, Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, sans oublier les enfants, voilà la chose incroyable à laquelle vous allez assister… gratuitement ! Mais pour que cette chose extraordinaire survienne ... d’abord, il faut sortir… Dehors ! Venez, suivez-moi… venez, n’ayez pas peur. Suivez-moi. En file indienne derrière moi. On y va. Qui m’aime me suive. Nous allons dehors sur le parking, avec nos caddies bien remplis, les vider et surtout dessiner un cercle, un beau cercle, un cercle parfait… 

Bien, vous y êtes. Tout le monde est là. Prêts, prêtes ? Bien. Maintenant, s’il vous plaît, il me faut un silence absolu, une attention absolue, une confiance absolue. 
 Maintenant, il nous faut tendre vos mains vers le ciel… s’il vous plaît, oui… tendez vos bras vers le ciel, et agitez vos mains pour l’appeler. Oui l’appeller… On l’appelle…Viens, viens, viens sacré miracle, viens ! Il va survenir… si vous êtes assez concentrés… il va se produire devant vous. Grâce à vous ! A votre concentration, à votre foi en vous. En nous. En notre pouvoir… vous le voyez maintenant ? Il arrive... qu’est-ce que je vous disais... Il est dans le ciel… ce point là-bas qui se rapproche… qui se dirige droit vers nous… oui madame, voilà.. vous l’avez dit… ce ne sont pas des fake news… la pure réalité va se déposer devant nous, toute nue… et les ignares, les vantards, les soudards, les salopards seront bientôt tous confondus, tous. Ridiculisés. C’est... c’est ? Oui « C’est bien », « Bien c’est », vous pouvez le redire, le répéter et le crier même… mais encore Madame… c’est… c’est quoi, ce bien ? Regardez, il vous entend et il fonce droit vers nous… 

Madame, vous pouvez le dire  maintenant… je vous ai entendu le dire… allez-y ! Vous ne voulez pas ? Très bien… “le drône-Corona“, puisque c’est lui, le drône-Corona fonce sur vous et ne vous épargnera pas ! Ah ! Ça non ! Il sera bientôt là… parmi nous, en nous. En vous. Il a été séduit par le cercle parfait que nous lui avons proposé, séduit par nos mains tendues vers lui qui l’appelaient… un vrai petit diable ce drône-là. Il vient chercher son dû. Vous ? Vous ou vous… (désignant d’autres personnes ) ou vous… à moins que ça ne soit vous ?

HAHAHA vous avez peur… Ah ! Ah ! Lequel, laquelle va-t-il prendre ? Vous Madame ? Mais non je plaisante ! Rassurez-vous. Je plaisante ! Tout est une affaire de dialectique. Le mal appelle le bien. Alors après le mal, le bien, pas vrai ? Et le voici le bien. “ BIEN C’EST“ . C’est bien le bien. Ecoutez mes amis , voici le temps béni des remerciements qui se poursuivent, des applaudissements qui se perpétuent… s’éternisent… Et vous connaissez la suite. Non ? Alors écoutez bien… voilà ce qui va se passer… vous allez avoir le grand honneur d’assister, mieux de participer à cette grande journée inaugurale d’aujourd’hui qui restera à jamais dans les annales du XXIè siècle. Inauguration de ce qui va devenir un véritable rite, initié par nous, mes amis. Ou plutôt, en toute modestie s’entend… par moi. Et ça recommencera comme ça tous les jours… je vous raconte. Approchez vous donc… ne partez pas… tant pis pour vous, moi je continue… les vrais prophètes prêchent toujours dans le désert… et puis après on les célèbre ! On leur donne un nom de rue, un nom de square ou de super marché. Oui, je vais bientôt le destituer, l’Angelopoulos !

Vous la voyez là-bas, dans le ciel, derrière la grande tour, attendant… mon ordre. La soucoupe-drône ! car c’est elle, là-bas, qui attend. La soucoupe-drône va répondre à mon l’appel, va se diriger droit vers nous. Elle n’est encore qu’un point dans l’espace… elle attend que je lui fasse signe… et puis après elle viendra chaque jour avec, à son bord, un nouvel héros, une nouvelle héroïne. Une infirmière, un médecin, un éboueur, une caissière, une bénévole et cet élu, cette élue, niché dans la soucoupe-Corona circulera à la hauteur du troisième étage devant des centaines de mains déchaînées surgies de partout, qui l’applaudiront à son passage. Défilera le héros du jour, l’héroïne de la journée, devant les fenêtres grandes ouvertes, et nous saluerons le héros fier et l’héroïne souriante. Il, elle, ils sont, comme il se doit, bien cambrés en arrière, les bras en l’air. Matador. Matadoresse ! Prêt, prête pour la mise à mort. C’est dit. Manque le taureau-progrès qu’il faut tuer. Mais il est partout. Il suffit de se pencher pour le ramasser et l’occire.

La soucoupe-drône récoltera sa floraison de sourires, de cris, de joies, d’espoirs, de remerciements, de mots, de chansons, de réflexions, de photos, d’argent aussi, et déversera le tout sur les toits des hôpitaux des environs, mais aussi, sur son passage, sur d’autres toits, sur les toits des super marchés par exemple. Mais peut-être… pas…

Puis la soucoupe-drône, un soir fera un saut dans le temps. On la retrouvera, un an plus tard, exactement le 22 août 2021 à 20 heures, dans la même rue.

Les deux applaudisseurs-souvenirs sont bien seuls à frapper, avec la même et belle énergie des deux mains. À l’Espagnole. Mais ils ne sont plus que deux à applaudir. Vous, Madame, qui continuez courageusement à m’écouter, à applaudir, et votre serviteur, ce doux prophète têtu et convaincu que je suis. Nous sommes le 22 août 2021, au milieu d’une foule indifférente qui ne nous regarde même pas. Nous ignore totalement. Nous sommes les seuls à applaudir. On ne sait même plus ce qu’on applaudit. Les voitures sont cul à cul collées, les klaxons déchaînés, les injures proférées, les espoirs oubliés, le chant des oiseaux disparu. Les coffres des voitures sont bien remplis. Les portables sonnent. Tout s’est parfaitement bien remis en place.

Attendrait-on l’arrivée d’un nouveau virus, pour que raison, fraternité, égalité, imagination se fassent de nouveau entendre ?

Quoi... qu’est-ce qui se passe. Où m’emmène-t-on ? J’ai l’autorisation de Monsieur Angelopoulos… demandez-lui. Il m’a permis…  lâchez-moi, lâchez-moi… Vous me faites mal. Vous me faites mal !! Laissez-moi respirer, Bon Dieu !

Res-pi-rer.

© Henri Gruvman
Le 22 août 2020

NB. Nous ne publions plus les contraintes et cahiers des charges d'Oulipodeté, qui alourdissaient un peu le blog. Le but était de donner l'occasion à des auteurs en herbe de se mêler à des auteurs pro, ou du moins à leurs textes ;-)