State_of_the_Union_with_Tracey_and_Hepburn

Tu n’as jamais su entrer dans ta propre vie, mais tu pouvais devenir un autre.

Lettre de Katharine Hepburn à Spencer Tracy - 1991.


Cher Spence,

Qui a jamais pensé que je t’écrirais une lettre ? Tu es mort le 10 juin 1967. Mon Dieu, Spence, cela fait maintenant vingt-quatre ans. C’est long. Es-tu enfin heureux ? Est-il doux ce repos que tu goûtes ? Répare-t-il vraiment toute l’agitation et le tourment de ta vie ? Tu sais, je ne t’ai jamais cru quand tu parlais de tes insomnies. Je me disais : Oh !… tu exagères, tu dors… si tu ne dormais pas, tu serais mort. D’épuisement. Rappelle-toi cette nuit où… je ne sais pas…, tu te sentais si mal. Alors je t’ai dit : va te coucher, va. Je vais m’étendre sur le sol à coté de toi et te parler pour t’endormir. Je vais parler, parler, parler et tu trouverais cela tellement ennuyeux que tu n’auras pas d’autre échappatoire que le sommeil.

Je l’ai fait, j’ai pris un gros coussin et Lobo le chien. Et je suis restée à te veilleur en caressant Lobo. Je te parlais de toi et du film que nous venions de terminer – Devine qui vient dîner – et de mon atelier, et de ton manteau de tweed neuf, et du jardin et de tous les sujets gentiment soporifiques – la cuisine, les commérages sans intérêt –, mais tu continuais de t’agiter dans tous les sens – à droite, à gauche – les oreillers trop bas – la couverture à tirer – et ainsi de suite. Pour finir – et je dis bien pour finir – tu t’es calmé. J’ai attendu quelques instants – et je suis sortie sur la pointe des pieds.

Tu me disais la vérité n’est-ce pas ? Tu avais vraiment des insomnies. À l’époque, je me demandais toujours… Pourquoi ? Je me le demande encore ; tu prenais des pilules. Très fortes. J’imagine que tu dirais que, sans elles, tu n’aurais jamais dormi. Pour toi, la vie n’était pas une chose facile n’est-ce pas ?

Quels étaient tes plaisirs ? Tu aimais le bateau, surtout par gros temps. Tu aimais le polo. Mais un jour Will Rogers est mort dans accident d’avion. Et tu n’as plus jamais joué au polo. Jamais. Le tennis, le golf, non, pas vraiment. Tu faisais quelques balles. Non sans talent. Je ne crois pas que tu aies jamais vraiment manié un club. La natation ? Tu n’aimais pas l’eau froide. La marche ? Non, ce n’était pas ton truc. Cela faisait partie des choses que l’on peut faire tout en pensant – à tout, à rien, à quoi, Spence ? À Quoi ? À une chose précise comme la surdité de Johnny ou le fait d’être catholique, et mauvais catholique ? Pas de réconfort, jamais. Je me souviens du père Ciklic te disant que tu te concentrais sur ce que la religion avait de négatif, jamais sur ce qu’elle offrait de positif.

Il devait s’agir d’une chose fondamentale et permanente.

Et le plus incroyable. Toi – le plus grand acteur de cinéma. Je le dis parce que je le crois et que j’ai entendu nombre de gens de la profession, et non des moindres, le dire aussi. De Laurence Olivier à Lee Strasberg en passant par David Lean. Annoncez ce que vous voulez. Toi, tu savais le faire. Tu savais le faire avec cette simplicité somptueuse et directe : tu savais, point final. Tu n’as jamais su entrer dans ta propre vie, mais tu pouvais devenir un autre. Un tueur – un prêtre – un pêcheur – un chroniqueur sportif – un juge – un journaliste. Et ce, instantanément.

Tu avais à peine besoin de travailler. Tu apprenais un texte en un rien de temps. Quel soulagement ! Être un autre, l’espace de quelque temps. Tu n’étais pas toi – tu étais en sécurité. Tu adorais rire, n’est-ce pas ? Tu savais rire de toi.

Mais il fallait retourner aux vicissitudes de la vie. Et zut, un petit verre – non – si – peut être. Puis, terminé la boisson. Là, tu étais très fort, Spence. Tu étais capable d’arrêter. Ce pour quoi je te respectais beaucoup. Peu commun.

À ce sujet, tu disais : on n’est pas en sécurité que deux mètres sous terre. Mais pourquoi les échappatoires ? Pourquoi toujours cette fuite – ce besoin d’échapper à l’être remarquable que tu étais ? Pourquoi, Spence ? Je voulais te demander. Savais-tu pourquoi ?

Pardon ? Je ne t’entends pas…


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