Le Désir mis à... l'Epreuve de Marivaux, Compagnie Eulalie
Mise en scène de Sophie Lecarpentier. Avec Xavier Clion, Hélène Francisci, Vanessa Koutseff, Sophie Lecarpentier, Solveig Maupu, Emmanuel Noblet, Stéphane Brel, Julien Saada


Ah, la France, tant d'Esprit au théâtre pour gouverner les passions mais si peu pour gouverner les hommes, vous verrez que ce n'est pas hors-sujet, dans cette Epreuve...

Ce spectacle est excellent, comme bon nombre de ceux du Théâtre 13 qui soigne sa programmation et nous déçoit rarement. Il a l'originalité d'offrir deux parties. La première nous présente les moments les plus importants de la répétition de la seconde : L'Epreuve, courte pièce de Marivaux.

Commençons par résumer celle-ci.

Le jeune seigneur Lucidor tombe malade en province, sur ses nouvelles terres. Puis il tombe amoureux de la belle Angélique qui le soigne. Elle aussi se met à l'aimer. Mais hélas, ils ne se le disent pas, rien, que des jeux de regards incertains, des sous-textes à peut-être, des frôlements Oh oui, oh excuse-moi, ah, frôle-moi encore.

Il est très riche, il vient d'acheter ce grand château dont l'intendante, Madame Argante, bourgeoise fort désargentée, est la mère d'Angélique. Et elle veut justement marier son enfant unique à un homme riche. Alors ? mais ? quoi ? et quoi encore ? se torture Lucidor, question obsessionnelle du théâtre de Marivaux, et de tout millionnaire qui drague en étalant son argent, suis-je aimé pour moi-même ou pour mon titre et ma fortune ?

Pour le savoir, Lucidor va évidemment marivauder, ce qui se résume par : avouer ses sentiments en se déguisant. L'amour que l'on attribue à un autre semble souvent plus léger. Le vrai se masque sous la fiction pour dire le vrai. C'est l'essence du théâtre. Et comme chez Marivaux, tout cela s'analyse, se dit et se joue avec esprit, je le tiens pour le dramaturge qui exprime le mieux la finesse française.

Lucidor fait venir de Paris son valet Frontin en lui demandant de se faire passer pour une sorte de milliardaire. Comme Frontin est aussi bel homme, galant, intelligent et drôle, il a tout pour plaire à la mère. Mais aussi à Lisette, jeune servante qui croit reconnaître en lui un certain valet Frontin dont elle fut amoureuse à Paris, C'est toi ? non ? oh excusez-moi... mais si c'est toi !

Suite au théâtre ; ou dans le texte, puisque le théâtre de Marivaux se lit de manière captivante. Et c'est là que, devant tant d'esprit, nécessairement à l'écoute de l'autre (sans quoi la répartie ne se peut et tombe, molle et sans substance), l'on ne comprend pas, que nous ne soyons plus, en France, les rois de la négociation subtile. Et que nous ayons réduit celle-ci à de primaires et vulgaires rapports de force.

Quoique, admirez cet art de la transition que savoure mon rédac'chef, bel homme drôle et plein d'esprit, en retournant à la première partie, très fidèle à la vérité de la plupart des répétitions de théâtre en France, on y découvre, là, bien tapi dans les coulisses, mais pourtant tout-puissant, un autre pouvoir de droit divin, celui du monarque metteur en scène.

Le comédien idéal, de ce point de vue (très réaliste, j'insiste) est une machine à émotions, un instrument parfait. Il faut que tu sois ceci, il faut que tu sentes cela, il faut que tu dises ainsi, il faut que tu fasses comme ça. Chaque phrase, chaque mot, chaque geste sont sollicités et choisis, puis fixés et imposés.

Pour bon nombre de metteurs en scènes actuels, l'acteur se doit d'être une "marionnette intelligente mais docile". Au théâtre, celui qui joue le plus, c'est le metteur en scène. Vous ne me croyez pas. Essayez de voir, je ne sais où le trouver, sauf à l'Inathèque, mais en fouillant internet ou les médiathèques, vous le trouverez peut-être, et dites-moi où, essayez de trouver le remarquable documentaire d'Arte sur les répétitions de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, mis en scène par Patrice Chéreau, avec Pascal Greggory.

Vous verrez que chaque syllabe est répétée et répétée, variée, étudiée, composée, notée, fixée, figée. Tout le texte devient une partition précise, comme les interminables didascalies de Beckett. Et cette manière de mettre en scène a produit un réel chef-d'œuvre, que sanctionna un Molière, bien mérité, de la meilleure mise en scène, en 1996.

Ce droit divin du "chef" n'est plus remis en question, c'est devenu une règle du jeu. Le metteur en scène est jacobin. Il sait tout, il voit tout, il décide de chaque détail, il quadrille textes, scènes et corps. C'est le jardin à la française, où même des genres sont définis et cloisonnés (tragédie, tragi-comédie, comédie de mœurs, de caractère, larmoyante, etc.).


Ailleurs, brève digression, en schématisant à la hâte, il y a le jardin à l'anglaise, foisonnant, mélangeant tous les genres, le théâtre shakespearien. Ou les improvisations italiennes, les canevas qui limitent un terrain, où les acteurs ont plus grande liberté pour jouer, jouer entre eux. Etc.

Ainsi, ce spectacle est une excellente métaphore de "l'épreuve française" du classicisme qui, somme toute, perdure depuis le Grand Siècle : notre langue a tant d'esprit que tout pouvoir la craint. Il veut la diriger en chaque mot.

Mais si Marivaux prit pour muse la belle Silvia des Comédiens-Italiens (chaque pièce de lui où l'on retrouve son prénom fut écrite pour elle), comédienne la plus aimée et la plus célèbre de l'époque, c'est peut-être parce qu'avec leur jeu plus libre, les Italiens donnaient à ses textes plus d'esprit. Certes, il n'avait guère le choix, mais il ne le regrettait pas.

Ainsi, brève illusion, pour être mieux gouverné, ce pays si profondément spirituel, mériterait sans doute d'être mieux et plus souvent écouté, en chacun de ses acteurs, si créatifs. A l'épreuve.

Philippe Dohy


Voir ou revoir 5 films de, ou sur, Chéreau ; détails dans ce billet >

 

Le Désir mis à... l'Epreuve 
de Marivaux, Compagnie Eulalie,
fut joué de septembre à octobre 2010.

Théâtre 13
103A, boulevard Auguste-Blanqui
75013 PARIS (Métro Glacière)